Par Maureen Lafrenière

Les antinéoplasiques – grande famille de médicaments utilisés en chimiothérapie – tuent les cellules cancéreuses à croissance rapide en perturbant leurs fonctions cellulaires, en endommageant leur ADN ou en nuisant à leur croissance. Ce faisant, ils attaquent aussi les cellules saines et causent des effets secondaires graves chez les patients qui suivent des traitements de chimiothérapie ainsi qu’à toute personne qui y est exposée.

Bien que leur valeur thérapeutique dans le traitement du cancer soit largement acceptée, bon nombre de médicaments cytotoxiques utilisés en chimiothérapie sont considérés comme des substances cancérigènes, mutagènes (qui causent des mutations génétiques), génotoxiques (endommageant l’ADN) et tératogènes (qui causent des malformations embryonnaires) avérées ou potentielles pour l’humain, et appartiennent à la classe des médicaments dangereux.

Dès les années 1970, on a commencé à observer et à documenter les effets secondaires de ces médicaments sur la santé des travailleurs qui y sont exposés en milieu de travail, ce qui a incité les agences de santé publique et les associations professionnelles à élaborer des lignes directrices quant à leur manipulation sécuritaire. L’adoption de telles mesures de sécurité a contribué à réduire l’exposition des travailleurs à ces médicaments dans les établissements de santé, mais des études menées dans les années 1980 et 1990 ont tout de même détecté la présence de traces de médicaments dangereux sur les lieux de travail, de même que dans le sang et l’urine de travailleurs de la santé.

Reconnaissant la preuve de l’exposition constante des travailleurs de la santé à ces médicaments dangereux et l’absence de preuve scientifique confirmant des seuils d’exposition sécuritaire – il n’y a aucun seuil d’exposition sécuritaire établi à ce jour – le National Institute for Occupational Safety and Health (NIOSH) des Centers for Disease Control and Prevention (CDC) des États‑Unis a publié en 2004 une alerte officielle : NIOSH Alert: Preventing Occupational Exposures to Antineoplastic and Other Hazardous Drugs in Health Care Settings, dont voici le début :

[Traduction]

Attention! Le fait de manipuler des médicaments dangereux ou de se trouver à proximité de ce type de médicaments dans un milieu de soins de santé peut causer des éruptions cutanées, des problèmes d’infertilité, des avortements spontanés, des déficiences congénitales et possiblement la leucémie ou d’autres formes de cancer.

Texte de référence ultime, l’alerte visait à sensibiliser les travailleurs de la santé et leurs employeurs, et à recommander des procédures et de l’équipement permettant d’éviter la « chimiothérapie secondaire ». Le document traite de toutes les étapes de la chaîne de manipulation complexe des antinéoplasiques dans les hôpitaux et les cliniques : de la livraison et de l’entreposage à la préparation, à l’étiquetage, à l’administration aux patients et jusqu’à l’élimination. Les préoccupations soulevées ont trait aux renversements accidentels, à la contamination des surfaces, des meubles, de l’équipement, des vêtements et de la literie, de même qu’à l’élimination des vêtements et de l’équipement de protection contaminés. Il n’aborde cependant pas l’exposition possible dans les milieux de la fabrication et de l’expédition des médicaments dangereux, qui a fait l’objet d’une étude distincte.

Par ailleurs, des études menées dans des hôpitaux des États‑Unis et du Canada donnent à entendre que la contamination des lieux de travail pourrait être plus répandue qu’on ne le croyait au départ, touchant même des travailleurs qui ne manipulent pas de médicaments dangereux. En 2011, dans le cadre d’une étude effectuée dans plusieurs hôpitaux de Vancouver on a mesuré les traces d’antinéoplasiques à toutes les étapes de la chaîne de manipulation, et sur une variété de surfaces. Projet de recherche sur la surveillance des agents cancérigènes, Carex Canada (CARcinogen EXposure) souligne que les employés chargés de l’entretien, de la lessive, de l’expédition, de la réception et du transport en milieu hospitalier sont aussi susceptibles d’être exposés à des médicaments dangereux – en plus des 63 000 infirmiers, pharmaciens, assistants en pharmacie, vétérinaires, assistants vétérinaires et médecins qui manipulent ce type de médicaments dans l’exercice de leurs fonctions au Canada. Bien des chercheurs se préoccupent particulièrement du fait qu’un grand nombre de travailleurs sont exposés quotidiennement à des médicaments dangereux, et souvent pendant plusieurs années. Certains chercheurs avancent que les risques de cancer sont plus grands chez les infirmiers et les autres travailleurs de la santé qui manipulent ce type de médicaments que chez les patients auxquels ils sont administrés. Un lien a été établi entre l’exposition sur une longue période à une faible concentration de ces médicaments et l’infertilité, les avortements spontanés, les déficiences congénitales et l’apparition de plusieurs cancers.

Lignes directrices québécoises pour la manipulation sécuritaire des antinéoplasiques

L’Association paritaire pour la santé et la sécurité du travail du secteur des affaires sociales(ASSTSAS), regroupement d’associations syndicales et patronales, se préparait à revoir ses lignes directrices de 1995 sur la manipulation des antinéoplasiques en milieu hospitalier lorsque le NIOSH a publié son alerte, à la fin de 2004. Au lieu de procéder à la mise à jour prévue, l’ASSTSAS a confié à un groupe de travail composé de professionnels faisant partie de ses associations membres l’examen de l’alerte du NIOHS et de la littérature scientifique connexe. Le très complet Guide de prévention : Manipulation sécuritaire des médicaments dangereux publié par l’ASSTSAS en 2008 est devenu la référence normative dans le domaine au Québec.

Plusieurs autres associations proposent également d’excellentes publications à leurs membres, et les rendent accessibles à tous les travailleurs de la santé du Québec :

L’Association des pharmaciens des établissements de santé du Québec (APES) a publié une série de directives techniques à l’intention des pharmaciens en oncologie, en 1996 (révisées en 2003), énonçant des normes rigoureuses de manipulation et de préparation des antinéoplasiques, de même que les exigences minimales à respecter en matière d’équipement et de dispositifs de protection en milieu de travail, de normes de formation, de signalement des incidents et de surveillance médicale du personnel.

En 2010, l’Ordre des pharmaciens du Québec (OPQ) a publié un bulletin spécial sur la manipulation des médicaments dangereux, qui présente des règles et des lignes directrices, de même que des études pertinentes sur l’équipement et les procédures de sécurité en milieu de travail.

De son côté, la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS), organisation syndicale représentant près de 130 000 travailleurs de la santé, des services sociaux et des services de garde des secteurs privé et public du Québec (affiliée à la Confédération des syndicats nationaux[CSN]), a publié en 2014 un bulletin sur la prévention de l’exposition aux antinéoplasiques, mettant particulièrement l’accent sur les situations propres aux soins ambulatoires.

Brochure publiée par la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ)– alliance représentant près de 65 000 professionnels de la santé –, La vitesse blesse résume de manière dynamique et imagée (style affiche) les mesures de prévention à suivre dans la manipulation des médicaments dangereux, en plus de dresser la liste des autres risques professionnels touchant les infirmiers et les médecins, de même que les dangers de la vitesse au travail.

Le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) a pour sa part créé une fiche d’information sur les médicaments cytotoxiques, laquelle contient des renseignements généraux, des instructions et des lignes directrices, tout en présentant la position de l’organisation syndicale sur les mesures de protection qui devraient être instaurées par l’employeur.

Réduire l’exposition en milieu de travail

Carex Canada en arrive à la conclusion que la meilleure approche pour contrôler l’exposition aux antinéoplasiques en milieu de travail consiste à combiner les trois stratégies suivantes :

• Mettre en place des dispositifs ou des aménagements isolant physiquement les travailleurs de la source d’exposition : des contrôles techniques, comme les enceintes de sécurité biologique ventilées et les systèmes clos de transfert des médicaments.

• Instaurer des procédures et des pratiques réduisant au minimum l’exposition des travailleurs aux médicaments dangereux : des mesures administratives de contrôle, par exemple, essuyer tous les flacons avant de les ouvrir, suivre une formation adéquate sur l’utilisation de certaines pièces d’équipement, comme les systèmes clos de transfert des médicaments (voir plus loin).

• Recourir à des barrières physiques : utiliser de l’équipement de protection individuelle (EPI), surtout les blouses et les gants.

Enfin, dans un éditorial datant de 2013, la publication Oncology Nursing News signale diverses observations faites dans le cadre de plusieurs études portant sur d’autres facteurs influant sur les risques d’exposition :

  • Pressions relatives à la charge de travail : la prise de précautions de sécurité tend à diminuer à mesure que le nombre de patients augmente. Lorsqu’ils sont débordés, les travailleurs se sentent forcés de prendre certains raccourcis, et il est démontré que les cliniques très occupées ou bondées affichent un nombre plus important que la moyenne de renversements accidentels de médicaments et d’autres accidents.
  • Accessibilité de l’équipement de protection : dans les milieux où les blouses et autres dispositifs de protection sont facilement accessibles, les travailleurs sont plus à même de comprendre leur importance et de les utiliser.
  • Culture de sécurité au travail : lorsqu’est assurée une surveillance efficace des procédures, de l’équipement et de la charge de travail et que sont faits les suivis qui s’imposent, les travailleurs sentent que la sécurité au travail est une question importante pour l’établissement et qu’ils peuvent signaler en toute confiance tout déversement ou autre contamination (fréquemment passés sous silence).
  • Soutien gouvernemental pour procéder à des tests sur les surfaces et acquérir de l’équipement spécialisé : même si leur efficacité pour réduire l’exposition est avérée, ces mesures sont souvent trop coûteuses pour les petits hôpitaux et les cliniques de moindre envergure. 

Technologie relativement récente, les systèmes clos de transfert de médicaments à l’épreuve des fuites de liquides ou de vapeurs sont fortement recommandés par le NIOSH. Cependant, bon nombre d’établissements tardent à en faire l’acquisition, en partie à cause de son coût élevé, mais aussi de l’absence d’études scientifiques indépendantes comparant les différents modèles.

Un secteur en pleine expansion

En raison des facteurs suivants, on s’attend à ce que l’utilisation des antinéoplasiques s’accentue dans les années à venir :

• la hausse prévue de l’incidence du cancer dans le monde (CIRC, 2013);

• l’augmentation des cas de cancer chez les plus de 65 ans, population de plus en plus nombreuse;

• l’utilisation accrue des antinéoplasiques dans le traitement de maladies autres que le cancer, comme la sclérose en plaques et l’arthrite rhumatoïde;

• les combinaisons novatrices et plus efficaces de médicaments dangereux;

• le recours plus fréquent à la chimiothérapie en médecine vétérinaire.

Absence d’un cadre législatif

On a beau se doter de lignes directrices préventives et vouloir les suivre à la lettre, mais au Québec – pas plus qu’aux États‑Unis –, aucun cadre législatif n’oblige les établissements de santé à se conformer aux recommandations de l’ASSTSAS. C’est en prenant eux-mêmes l’initiative de se familiariser avec les lignes directrices de manipulation des médicaments dangereux, de demander de la formation pertinente à ce sujet, de vérifier que l’équipement de sécurité approprié est bel et bien présent dans leur milieu de travail, et de demander de l’aide, au besoin, à leurs associations professionnelles, à leurs syndicats et aux agences de la santé que les travailleurs de la santé peuvent le mieux assurer leur sécurité et celle de leurs collègues.

Le projet de loi 10 et les inquiétudes entourant la sécurité des travailleurs

Dans une déclaration faite en novembre, le comité de santé et sécurité au travail FSSS-CSN a exprimé publiquement ses inquiétudes au sujet de la loi provinciale qui sera adoptée en vue de réformer le système des soins de santé du Québec.

Faisant remarquer le nombre d’années de travail qui a été nécessaire pour surmonter la « paralysie dans les activités de prévention des risques » à la suite de la réforme majeure du système de santé en 2004, le comité s’est dit convaincu que la prévention sera encore une fois reléguée au second plan au détriment des travailleuses et des travailleurs de la santé et des services sociaux. Rappelant le large consensus dont fait l’objet sa position et le fait que des solutions de rechange viables ont été proposées à la commission parlementaire, le comité demande le retrait du projet de loi 10 en raison des risques qu’il présente pour les travailleurs.


ASSOCIATION DES PHARMACIENS DES ÉTABLISSEMENTS DE SANTÉ DU QUÉBEC – REGROUPEMENT DES PHARMACIENS EN ONCOLOGIE. « Recueil d’informations pharmaceutiques en oncologie », édition révisée en octobre 2003, [Publication web]. [http://guide.opq.org/documents/GuideCompletOncologie%20APES200310pdf.pdf].

ASSOCIATION PARITAIRE POUR LA SANTÉ ET LA SÉCURITÉ DU TRAVAIL DU SECTEUR DES AFFAIRES SOCIALES – COMITÉ DE TRAVAIL SUR LA MANIPULATION DES MÉDICAMENTS DANGEREUX. « Guide de prévention –Manipulation sécuritaire des médicaments dangereux »/ “Prevention Guide – Safe Handling of Hazardous Drugs”, janvier2008, [Publication web]. [http://www.asstsas.qc.ca/GP65.html] (Version française). [http://www.irsst.qc.ca/media/documents/pubirsst/cg-002.pdf](Version anglaise).

FÉDÉRATION DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX. « Le comité de santé et sécurité au travail de la FSSS-CSN inquiet des effets du projet de loi 10 », déclaration de Guy Laurion, vice-président, FSSS-CSN, 24 novembre 2014, [En ligne]. [http://www.fsss.qc.ca/comite-sante-securite-au-travail-fsss-csn-inquiet-effets-du-projet-loi-10/#].

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