Beverley Thorpe
consultante, Clean Production
Toronto (Ontario)
www.cleanproduction.org

En 2012, les résultats d’une étude sonnent un signal d’alarme : les nouvelles nous informent que le taux de cancer du sein parmi les femmes préménopausées travaillant dans l’industrie des plastiques était de cinq fois supérieur au taux moyen observé dans la population. Cette recherche, effectuée par James Brody, Margaret Keith et leurs collègues faisait ressortir à quel point la présence en milieu de travail de substances chimiques perturbatrices du système endocrinien et de substances cancérogènes liées au cancer du sein pouvait affecter la santé des femmes travaillant dans la transformation des plastiques destinés au secteur automobile.

Ces nouvelles ont trouvé écho dans le mouvement syndical et chez tous les intervenants en cancer œuvrant dans la collectivité; encore une autre étude démontrant les liens étroits entre des substances dangereuses et le cancer.

Mais quelle différence cela fait-il ? Les femmes travaillent toujours dans ces installations et manipulent encore les mêmes substances cancérogènes connues. Le secteur automobile n’a pas encore pris l’initiative d’exiger des fournisseurs de plastiques qu’ils préviennent l’exposition à ces produits par l’utilisation d’ingrédients chimiques plus sécuritaires, entrant dans la composition des polymères. Nos organismes gouvernementaux de réglementation n’ont rien entrepris pour changer la situation. Et il y a pire. Cette étude avait été financée par Santé Canada, grâce à l’attribution d’une subvention au Réseau pancanadien sur la santé des femmes et le milieu (RPSFM) de l’université York et à la Fondation canadienne du cancer du sein, région de l’Ontario. En 2013, tout le financement au RPSFM a été retiré par le gouvernement fédéral; le RPSFM n’est maintenant plus en mesure de poursuivre son important travail. Jim Brophy et Margaret Brophy, tous deux des chercheurs respectés n‘ont plus de ressources financières pour continuer leur travail auprès des employées. On penserait que cela constituerait une priorité pour un gouvernement soucieux de protéger la santé des générations futures et désirant créer des emplois novateurs, mais cela ne fait partie de l’idéologie de notre gouvernement fédéral actuel qui affirme que l'industrie ne doit pas être entravée par une règlementation environnementale ou ternie par la publicité négative que semblent présenter les conclusions de recherches scientifiques.  

L’épisode du 10 janvier de l’émission The Fifth Estate, Silence of the labs (Silences des labos) a révélé l'importance des coupes du gouvernement fédéral dans la recherche scientifique et souligne à quel point la situation au Canada est devenue sérieuse. Au cours des 5 dernières années, plus de 2 000 scientifiques ont été remerciés. Comme le mentionne CBC, Peter Ross, le seul toxicologue de mammifères marins au Canada a consacré 15 ans à l’étude des quantités toujours croissantes de toxines dans les océans et dans les animaux comme les épaulards. Mais au printemps 2012, le gouvernement fédéral a fermé le programme de surveillance des contaminants du ministère des Pêcheries, remerciant M. Ross et 55 de ses collègues à la grandeur du pays. Ces coupes et les exigences de confidentialité se poursuivront. La situation est telle qu’en septembre dernier, les scientifiques et les chercheurs ont manifesté dans 17 villes à travers le Canada. Alors, si notre gouvernement veut étouffer « les vérités qui dérangent » au sujet des substances toxiques omniprésentes dans l’environnement canadien et dans nos corps, comment donc notre économie évoluera-t-elle vers l’adoption de substances moins dangereuses? La réponse réside peut-être auprès des marques et des détaillants qui interagissent quotidiennement avec le public. Leurs modèles opérationnels exigent qu’ils répondent aux préoccupations des consommateurs surtout lorsque des intervenants unissent leurs forces pour exiger d’apporter des changements aux produits mis en marché. Contrairement au gouvernement fédéral, les marques et les détaillants n’ont pas la capacité d’étouffer le débat public, ni de proroger le parlement.


Prenez l’industrie mondiale des vêtements et des chaussures. À la suite d’une campagne coordonnée par Greenpeace, la campagne DeTox, qui a révélé à quel point l’industrie du textile en Chine pollue l’eau, les plus grandes marques de vêtements au monde ont conclu une entente historique pour éliminer les rejets et cesser l’utilisation de substances toxiques d'ici 2020. Cette alliance d’entreprises « Zéro Déchet » veut éliminer les substances dangereuses dans les teintures, le traitement des textiles et dans les vêtements pour leurs marchés internationaux.   Certaines entreprises comme H&M ont déjà établi une liste de substances restreintes ainsi qu’un protocole de test avec leurs fournisseurs; d’autres marques avaient auparavant des politiques inefficaces en regard des substances chimiques. Mais maintenant, l’Alliance Zéro Déchet qui inclut des noms tels que Nike, Puma, Levi Strauss & Co., Esprit, Zara et United Colors of Benetton doivent respecter leur engagement, sous l’étroite surveillance de la campagne de Greenpeace qui a en effet donné aux gens le pouvoir de nettoyer l’univers de la mode. Par l’entremise de cette campagne de communication réussie, les personnes préoccupées par cet enjeu utilisent, partout au monde, leur créativité, leurs compétences en design et leur pouvoir d’achat pour exiger une mode sans pollution. 

La Campagne pour des cosmétiques sécuritaires, soutenue par BCAM a réussi grâce aux pressions qu’elle a exercées sur Johnson & Johnson, fabricants d’Aveeno, Neutrogena et du shampoing pour bébé Johnson, à obtenir leur engagement de retirer les substances cancérogènes et autres produits substances chimiques toxiques de leurs produits pour bébés et pour adultes. Les consommateurs peuvent suivre sur un site dédié les progrès réalisés par Johnson & Johnson pour répondre aux préoccupations des consommateurs. De façon similaire, Procter & Gamble a répondu aux campagnes de sensibilisation en promettant de retirer les produits toxiques tels le triclosan et les phtalates de diéthyle de tous ses produits d’ici 2014. P&G est le plus grand manufacturier de produits de consommation et elle offre les emblématiques marques Cover Girl, Tide, Crest et Ivory.    

Les détaillants sont également dans la mire. La récente campagne américaine Mind the store a visé les 10 plus grands détaillants du pays, cherchant à obtenir leur engagement à éliminer de leurs tablettes 100 substances chimiques très préoccupantes. Le site Web de la campagne constitue une grande source d’information pour les consommateurs qui désirent agir et apprendre les tout derniers développements au sujet des réponses formulées par ces détaillants. En septembre dernier, Wal-Mart annonçait une nouvelle politique de l’entreprise au sujet des substances chimiques en réponse à la pression accrue des consommateurs. D’ici janvier 2015, les fabricants de produits de nettoyage, de cosmétiques, de produits de soins personnels et de produits pour bébés, présents sur les tablettes de Wal-Mart devront divulguer les ingrédients composant leurs produits tant à Wal-Mart qu’à ses consommateurs. De plus, Wal-Mart prévoit de retirer environ 10 substances toxiques dans ces secteurs de produits.

Un mois plus tard, en octobre 2013, Target lançait sa norme sur les produits durables, un premier pas vers la prise en compte sérieuse des inquiétudes des consommateurs face aux substances chimiques toxiques. Ce programme d’encouragement accordera une note de classement pour les produits, basée sur la qualité de leurs ingrédients, sur l’emballage, les essais et l’impact sur la qualité de l’eau. Le classement sera utilisé par les acheteurs de l'entreprise pour décider si les produits seront achetés en vue d’être distribués par Target.

Ce ne sont que quelques exemples montrant comment les marques et les détaillants répondent aux inquiétudes du public et comment la collectivité, par son action sociale, couplée aux pressions des consommateurs est un facteur primordial pour promouvoir le changement sur le marché. Nous devons investiguer pour savoir si ces détaillants et ces marques appliqueront leurs engagements au marché canadien ou s’ils se restreindront à leurs activités américaines. Ici, au Canada, nous devons accroitre la pression sur les marques et les détaillants afin d’éliminer les substances cancérogènes et les perturbateurs endocriniens de leurs produits et de leurs tablettes.Avec des coupes de budgets et des ressources financières toujours plus limitées pour les groupes d’action sociale, ce travail ne sera pas aisé. Mais les citoyens peuvent prendre des mesures claires afin d’exiger que nos élus rendent des comptes; ils peuvent aussi envoyer un signal fort au marché indiquant que c’est maintenant que le changement doit survenir. Il existe de nouveaux outils et de nouvelles stratégies qui n’étaient pas disponibles il y a à peine dix ans, afin de faciliter l’adoption de substances chimiques sécuritaires par les entreprises. Les solutions ne manquent pas quand il s’agit d’agir. Ce qui manque, c’est le besoin de créer un pouvoir citoyen pour défendre ce qui est primordial pour un futur juste et en santé. Et si la vitesse de changement nous semble trop lente ou l’ampleur du problème trop importante, je me remémore l’affirmation si puissante faite par Margaret Mead : « Ne doutez jamais qu’un petit groupe de citoyens engagés et sérieux puissent un jour changer le monde; en fait, ce sont les seuls qui ont réussi.